Concerto Grosso n° 1 de Schnittke
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Concerto Grosso n° 1 de Schnittke
par Marilou Buron
Moments incroyables du timbre | Écrits sur le timbre et l'orchestration
Version anglaise (originale), publié 7 Mai, 2020 | Version française, publiée le 3 février 2024
Le Concerto Grosso No. 1 (1977) d’Alfred Schnittke, composé à l’apogée de sa période « polystylistique », est rempli de matériaux musicaux divers. La pièce de 28 minutes est divisée en six mouvements combinant différents genres musicaux, styles et sonorités. Comme le décrit la musicologue Maria Bergamo, « les idées musicales, les thèmes et les motifs de l’œuvre sont liés à travers les six mouvements, gagnant de nouvelles interprétations et de nouveaux aspects par le biais des traitements et paraphrases variés » (traduction libre). [1] Pour ce Moment incroyable du timbre, je vais décrire l’interaction des timbres dans le deuxième mouvement, la Toccata, en me concentrant sur deux caractéristiques timbrales principales : la masse sonore et les intégrations des textures.
Dès le début de la Toccata, nous entendons une pièce baroque rapide jouée par deux violons solistes. Mais au fur et à mesure que la musique progresse, l’atmosphère change discrètement pour devenir une sorte de masse sonore. Les entrées des douze autres violons sont progressives et presque imperceptibles, si bien qu’il est difficile de savoir combien il y a de violons. La texture devient si dense et complexe que nous n’entendons plus qu’une seule entité musicale, avec un résultat sonore comparable à un essaim d’abeilles. Tous les violons jouent le même motif mélodique, mais leurs entrées sont séparées par une croche, créant une sorte d’hétérophonie qui rappelle la micropolyphonie de Ligeti. L’une des principales stratégies compositionnelles de la pièce est l’alternance entre des idées musicales de base et leurs transformations modifiées de manière inattendue, créant ainsi deux mondes contrastés. C’est exactement ce qui se passe dans cet extrait, passant d’un duo baroque à une masse sonore élaborée. (Extrait 5:03 à 5:26)
Plus tard dans la pièce, deux mesures avant la marque de répétition 3, les deux violons solos jouant des arpèges descendants et ascendants en doubles croches sont au premier plan musical, alternant avec une masse sonore dans les cordes tutti. Le clavecin joue des arpèges descendants en croches correspondant à certaines hauteurs des violons solos. Cela crée une intégration texturale dans laquelle le clavecin augmente le timbre du duo de violons. On pourrait également considérer qu’il s’agit d’une augmentation timbrale [2] : le clavecin se fond dans les violons et souligne leur son avec une légère touche d’un timbre et d’une résonance différents. Cet instrument possède un timbre unique qui peut être considéré comme dur et nasal, mais qui peut aussi incarner un effet magique et pétillant. Dans cet extrait, il ajoute un caractère féerique au timbre des violons. Les notes pincées et sonnantes du clavecin ajoutent également un degré de résonance et de soutien au son des violons. (Extrait de 5:29-5:51)
Ces caractéristiques timbrales de masse sonore et d’intégration texturale réapparaissent fréquemment et en alternance dans le reste de la Toccata. Il y a également un entrelacement fréquent de mondes contrastés, avec des passages tonals suivis de réponses et de transformations musicales microtonales ou polytonales. Les autres mouvements de cette œuvre regorgent de caractéristiques timbrales intéressantes, notamment des textures de masse sonore supplémentaires et l’intégration d’un piano préparé amplifié.
—par Marilou Buron
[1] Maria Bergamo, Préface à la partition du Concerto Grosso No.1 d’Alfred Schnittke. Vienne : Universal Edition, 1977.
[2] Moe Touizrar et Stephen McAdams. « Aspects perceptifs de l'orchestration dans The Angel of Death de Roger Reynolds: Timbre et groupement auditif ». Dans P. Lalitte (dir.), Musique et cognition : Perspectives pour l'analyse et la performance musicales, pp. 55-78, Editions universitaires de Dijon, Dijon, 2019.